Les Gardiens de la Terre. La notion de responsabilité dans les systèmes rituels voltaïques

Article publié dans le livre « Prendre la responsabilité au sérieux », sous la direction Alain Supiot et Mireille Delmas-Marty (PUF)

Danouta Liberski- Bagnoud, September 2015

Dans l’étude magistrale de Paul Fauconnet 1 sur La responsabilité (1920), l’ethnologie est convoquée, au côté de l’histoire, contre l’idée de l’éternité des formes juridiques occidentales de la responsabilité. Condisciple de Marcel Mauss et durkhémien du premier cercle, l’auteur construit explicitement son travail contre les doctrines philosophiques et juridiques de son époque dont les auteurs, raisonnant à partir de la conception de la responsabilité qui leur paraît vraie, « ignorent systématiquement toute règle de responsabilité étrangère au droit et à la moralité des sociétés où vivent les auteurs de ces études ». Il y a des faits de responsabilité, ce sont des faits sociaux, et ce sont eux qu’il faut étudier et non s’attacher à l’idée de responsabilité. Sur cette assise ferme, il cherchera à démontrer que la responsabilité individuelle et subjective n’est qu’un « moment » du devenir historique de la notion et que cette forme serait même exténuée, en voie de disparaître. Au passage, l’examen comparatif des systèmes de sanctions collectives dans les sociétés anciennes et dans les sociétés connues uniquement par l’observation ethnographique l’aura amené à faire « apparaître une figure à laquelle il est possible d’attribuer une portée heuristique générale, celle de responsabilité objective pure » (Karsenti, 2004) et à démontrer la rationalité contenue dans les sanctions collectives que mettent en œuvre ces sociétés.

C’est sous cette égide qu’est placé l’examen d’une forme africaine de « responsabilité solidaire de la société dans le crime ». Le cas envisagé — celui des infractions aux « tabous de la terre » dont les hommes et les femmes, par le truchement du Gardien de la Terre, sont tenus comptables devant l’instance Terre — concerne des sociétés où le juridique n’est pas distinct du religieux, où les règles et les interdits fondamentaux sont donnés à voir dans les mises en scène des rites, où le façonnage du sujet est inséparable de l’ordre rituel qui fait tenir debout et donne forme à la société. L’article développe l’idée qu’en ces sociétés ouest africaines, le champs de la responsabilité s’étend selon trois lignes distinctes : celle, individuelle, de la personne engagée dans une rupture d’interdit qui a fait naître une créance de la Terre ; celle, collective et solidaire, de la communauté villageoise sur le territoire de laquelle la rupture d’interdit s’est produite ; et, enfin, celle, institutionnelle, du Gardien de la Terre qui est le répondant en dernier ressort de ces créances de la Terre, qu’elles aient ou non été ouvertes par les habitants du domaine qui relève de son autorité. Ces différentes formes de responsabilités s’enchâssent l’une dans l’autre de manière telle qu’aucune rupture d’un « tabou de la Terre » ne puisse échapper à la juste réparation qu’une telle situation exige. Cette forme étendue de la responsabilité s’adosse à des montages complexes de rites, de charges et de fonctions, qui ont pour vocation d’instituer le lien social comme lien sacrificiel et généalogique au territoire villageois. Les interdits fondamentaux, subsumés en ces régions sous la catégorie des « tabous de la Terre », permettent de déployer en ses moindres conséquences la conception d’un territoire-corps aux limites duquel chaque habitant est sommé d’ajuster les limites de son corps propre, pour pouvoir vivre, procréer et mourir, d’une façon authentiquement humaine.

1Fauconnet, Paul : La responsabilité : Etude de Sociologie, Paris, Felix Alcan, 1920 (rééd. 1928). Bruno Karsenti : « Nul n’est censé ignorer la loi », Archives de Philosophie, 2004/4 (tome 67), 557-581.

telechargement prs_2_liberski-bagnoud.pdf (3.9 MiB)

section_reference

Article publié dans le livre « Prendre la responsabilité au sérieux », sous la direction Alain Supiot et Mireille Delmas-Marty au PUF, 2015, ISBN : 978-2-13-073259-4.

Issu d’un colloque international qui s’est tenu au Collège de France les 11 et 12 juin 2015, ce livre vise à restaurer le sens juridique de la responsabilité dans le traitement des trois « marchandises fictives » que sont la nature, le travail et la monnaie. Réunissant des spécialistes de tous les continents, il permet tout d’abord de prendre la mesure historique et culturelle des multiples significations que le principe de responsabilité peut recouvrir. Y sont ensuite examinées les raisons pour lesquelles la globalisation est source d’irresponsabilité en matière écologique, sociale et financière et les moyens de restaurer le principe de responsabilité. Les remèdes ainsi identifiés ont été soumis à une large discussion, débouchant sur des conclusions opérationnelles, propres à nourrir les travaux de la 21e Conférence sur le Climat qui s’est réuni à Paris en décembre 2015.

Mireille Delmas-Marty est professeur honoraire au Collège de France.

Alain Supiot est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités ».